On pouvait croiser dans notre institution sa haute silhouette, toujours élégante, depuis 1990. Yves Perrot, responsable du CAD puis chef des Activités seniors a pris son ticket pour une retraite anticipée qui commence le 1er septembre. Il nous a reçu avant son départ.
Combien de temps passé au CAD ?
35 ans. 16 ans comme animateur puis 19 ans comme responsable.
Comment avez-vous atterri au CAD ?
Par le plus grand des hasards. J’étais en train d’effectuer mon travail de diplôme pour l’IES (ex-HETS) dans un abri PC avec des requérants d’asile, quand j’ai eu la visite de quelques profs qui m’ont fait comprendre que mon choix de passer mes journées sous terre n’était pas le meilleur dans le cadre de ma formation d’animateur. Ils m’ont vivement recommandé de m’adresser à l’Hospice général pour me réorienter.
J’ai appelé et comme ils avaient besoin pratiquement sur-le-champ d’un animateur au CAD, cela n’a pas du tout été réfléchi. J’ai commencé le lendemain.
En 35 ans, il a dû se passer des choses. Comment la population des seniors a-t-elle évolué ?
Quand j’ai commencé, les usagers du CAD représentait une génération qui n’avait même pas cotisé toute leur vie à l’AVS (mise en place en 1948, ndlr). Leurs parents avaient connu la famine de 14-18 et leur avaient transmis la hantise de la crise. Ils venaient au CAD en étant reconnaissants pour tout et disaient merci à tout-va. Ils étaient contents de suivre les activités proposées. Cette génération n’est maintenant plus de ce monde.
La suivante est arrivée en étant davantage critique. Ils étaient « clients » et s’étonnaient presque « vous ne proposez que cela » ? Ils étaient partis du bas de l’échelle et avaient prospéré toute leur vie en même temps que la Suisse. Ils acceptaient dès lors assez difficilement de se retrouver à nouveau avec pas grand-chose au moment de la retraite. Cette génération est celle que l’on retrouve à la Nouvelle Roseraie aujourd’hui. Ils ont entre 85 et 95 ans.
Enfin, dorénavant nous voyons arriver les baby-boomers. C’est une génération qui sait très bien fonctionner en groupe, mais malgré tout très individualiste. Elle sait ce qu’elle se veut et est prête à s’investir avec des convictions politiques ou des valeurs morales, mais elle souhaite également préserver son espace privé.
Cette génération a changé l’université en 68, bousculé les codes du travail ces quarante dernières années. Partout où elle passe, elle modifie le paysage. La retraite n’y échappera pas.
Genève est devenu une ville où le secteur tertiaire est largement représenté. Sans surprise, les nouveaux retraités sont à 80% issus de ce secteur. Ils savent très bien animer des réunions, mener des projets. Ils sont potentiellement parfaits pour renforcer le CAD.
Précisément, quel est le fonctionnement du CAD ?
Il a toujours fonctionné par et pour les aînés. Le CAD était déjà génial quand je suis arrivé, et il le sera encore demain.
C’est un lieu où le mot « empowerment » ou « pouvoir d’agir », en français, a tout son sens. Ce sont les gens qui vivent la problématique qui la résolvent, pour eux et pour les autres. Et qui dans le même temps font communauté.
On retrouve les mêmes leviers de façon spectaculaire dans le Mouvement des Sans Terre dans le sud brésilien à la fin des années 70, tout comme on peut le voir se reproduire dans le mouvement du scoutisme, où les jeunes coconstruisent leur propre terreau.
Ils travaillent aussi pour eux-mêmes. Parce que ça donne un sens à leur retraite. Et aussi, parce qu'eux-mêmes vont affronter un certain nombre d'épreuves du vieillissement qui font qu'ils auront également besoin des autres et besoin d'autres activités, d'autres façons de faire, etc.
Et puis, ce fonctionnement a aussi un immense avantage au niveau économique. C'est un investissement minime de l'État par rapport au nombre d'activités qui sont générées, à la politique de prévention auprès des personnes les plus fragiles. 80% des seniors ne sont pas intéressés par les activités du CAD car ils possèdent encore suffisamment d’amis et de famille. Mais pour les 10 à 20% de personnes isolées ou en risque d’isolement, les activités développées au CAD ou, à travers le CAD dans les différentes communes, ont une valeur inestimable pour un montant que l’on évalue à environ 200 francs par personne touchée par année.
Au CAD on tisse du lien social pour contrer l’isolement, qui est sans doute parmi toutes les violences sociales, une des pires. Et se rencontrer, c'est tellement important, c’est la base, en fait, de la mission. Si je suis resté aussi longtemps au CAD, c'est que la mission elle-même est une des missions les plus intéressantes au niveau social qu'on puisse vivre.
Quelles ont été les évolutions apportées durant votre mandat en tant que responsable ?
Celle dont je suis le plus fier peut-être c’est une méthodologie pour créer des associations. Au début, elle n’était pas encore bien établie mais elle a été affinée avec les collaborateurs. Et maintenant le CAD dispose d’un outil qui nous permet d’accepter tout mandat sur un territoire donné et de créer une association dans un temps raisonnable, disons d’environ une année.
Ce n’était pourtant pas une posture facile, dans la mesure où on allait à l’encontre de ce qu’on prône. C’est-à-dire que l’on s’impose d’abord sur un territoire en prenant beaucoup de pouvoir. Un pouvoir que l’on le redonne ensuite aux gens. C’est la finalité de notre travail.
Je suis également très content des collaborateurs et collaboratrices dont j’ai pu m’entourer au cours de ces années. Ce sont des personnes que j'ai eu vraiment plaisir à voir grandir, à voir râler aussi. Toujours à pouvoir intellectuellement discuter, imaginer des choses, et avec une mobilisation qui est quand même hors du commun. Ce sont des collaborateurs à qui on peut téléphoner nuit et jour, et qui viendront bosser. Ils sont capables de repousser leurs vacances parce qu’il y a un projet qui est en train de se développer, etc. C'est quand même un fond d'engagement qu'on ne voit peut-être pas partout.
Le CAD est devenu également un acteur incontournable et régulièrement consulté sur les questions seniors.
Oui, c’est vrai. On a grandi en même temps que la question des seniors a grandi. Mais on a toujours été une référence. Au début parce que nous étions les seuls. Après, parce qu'on était un peu au milieu du chemin et parce qu'on a développé des méthodologies agiles, qui étaient utiles à tous. On a développé la notion du non-recours et la lutte contre le non-recours aux prestations.
À chaque fois, on a su rebondir sur les besoins qui commençaient à apparaître. Le CAD, c'est plus de 6 000 seniors autour de l’institution. On embrasse beaucoup de monde. C’est aussi, pour notre équipe qui est très attentive, une source constante d’information. Les problématiques des seniors vont nous arriver tout naturellement. On va être attentifs et on va les récolter, on va les analyser. C'est une équipe qui aime réfléchir, qui aime comprendre les enjeux, les enjeux politiques aussi.
Quelles sont les pistes que vous imaginez pour l'avenir du CAD ?
C’est une unité qui est toujours en mouvement et qui va continuer à explorer des nouvelles pistes. Ces pistes seront définies au fur et mesure que se présenteront de nouvelles problématiques. Ce qui me permet de dire que je ne sais pas. C'est logique.
Je sens d’ailleurs que c’est le moment pour moi de passer le témoin. C’est très bien que de nouvelles personnes amènent d’autres visions et d’autres compétences. L’ADN du CAD ne devrait pas changer à mon avis, car il est très fort et efficient.
Les seniors vont venir interroger le système. Comme je l'ai dit, ils sont beaucoup plus revendicateurs, dans une acceptation positive. Ils vont faire changer les choses. Les projets de demain vont gentiment émerger. Ils seront accueillis et ils seront boostés.
Et vous, en tant que senior, vous souhaitez être actif ?
Oui bien sûr ! Mais je n'ai pas envie d'être l'ancien du CAD. J'ai envie d'être le nouveau de quelque chose. Ça viendra tranquillement mais ce qui me semble clair, c’est qu’à un moment ou un autre, ça va tourner autour du bois et ma passion depuis longtemps de fabriquer des meubles.
C'est un intellectuel qui se présente et un manuel qui se cache derrière (rires). Je ne suis pas le meilleur des bricoleurs, mais j'aime. Eh oui, j'ai réalisé un certain nombre de meubles qui ne se sont pas écroulés et dont je suis fier. Donc je vais continuer ça. Et ça, ça me plaît beaucoup. Mais je ne sais pas à quel point j'en ferai une activité, peut-être à but lucratif ou pas.